Les risques capacitaires et géopolitiques inquiètent au plus haut point les donneurs d’ordre
Par Mehdi Arhab | Le | Consultant
Le cabinet Kyu Associés a présenté les résultats de son baromètre des risques supply chain tout récemment. Cette enquête démontre combien les supply chain doivent se réinventer en profondeur pour gagner en capacité de prévision, sans quoi elles se mettront en danger. Les tensions géopolitiques et les risques capacitaires sont tels qu’elles n’ont pas d’autre choix.
Les années Covid paraissent bien loin, et pourtant, le monde et son économie continuent de trembler. L’instabilité géopolitique généralisée et la multiplication des conflits régionaux n’y sont pas étrangers. Les foyers de tensions sont de plus en plus nombreux, les brouilles entre superpuissances sont exacerbées et s’enchaînent ; dernièrement, ce sont les tirs de missiles des rebelles Houthis en mer Rouge en direction des porte-conteneurs de grandes entreprises occidentales qui inquiètent et accroissent très largement la pression sur les flux logistiques.
Les donneurs d’ordre sont donc sur le qui-vive. La cinquième édition du Baromètre des risques supply chain réalisé par le cabinet Kyu Associés, en partenariat avec France Supply Chain, l’AMRAE et l’école des Arts et Métiers, rappelle encore une fois à quel point les crises successives, peu importe leur nature, déstabilisent l’activité économique et mettent à mal les relations clients-fournisseurs. Et les entreprises ont même déjà « commencé à réorganiser leurs flux et tentent de développer des supply chain “” plus glocal “”, contraction du local et global », expose Thibaud Moulin, partner chez Kyu Associés.
Les entreprises sont prises en étau. Leur fragilisation est en partie due au fait que la demande est orientée à la baisse, ce après une période de reprise assez conséquente dans beaucoup de secteurs.
Sur le panel de répondants à l’enquête, représentatif de la diversité des secteurs d’activité et des supply chain, plus de la moitié (56 %) placent en tête de leurs inquiétudes la volatilité de la demande. Selon les résultats de l’étude, il apparaît que les entreprises ne semblent, pour le moment, pas être en mesure de prévoir correctement et de manière fiable la demande à court et moyen termes. Face à l’effet de rattrapage, beaucoup d’entreprises avaient cherché à constituer des réservations capacitaires, augmentant sensiblement leur volume de stocks. Mais avec l’inflation, la demande a chuté et elles n’ont pas été en mesure de redresser la barre. « Les entreprises sont prises en étau. Leur fragilisation est en partie due au fait que la demande est orientée à la baisse, ce après une période de reprise assez conséquente dans beaucoup de secteurs. De fait, les entreprises se retrouvent dans une véritable zone d’incertitude. Elles vont devoir aujourd’hui s’adapter à cette forme de normalité et cela impose structurellement des changement assez importants », explique Thibaud Moulin.
Le capacitaire, inquiétude numéro 1
Une problématique importante à laquelle se greffent d’autres risques. Les plus importants étant sans doute ceux liés aux pénuries et à la rareté des ressources. « Le risque de pénurie n’est pas encore derrière nous », rappelle Thibaud Moulin. Le risque capacitaire, liées aux perturbations géopolitiques et climatiques également, apparaît en effet sur la deuxième place du podium de la liste affichée par Kyu.
Le manque de main d’œuvre dans la logistique vient contraindre la croissance des flux
À ce risque capacitaire s’ajoute un manque de main d’œuvre qualifiée sur l’ensemble de la chaîne de valeur, risque qui occupe la sixième place du top 10 établi par le cabinet Kyu associés. « Le manque de main d’œuvre dans la logistique vient par exemple contraindre la croissance des flux », indique Thibaud Moulin, qui pointe également un manque de compétences et des pénuries de techniciens ou encore d’ingénieurs. « En Europe, ces métiers sont en forte tension et ce dans tous les secteurs industriels », fait-il savoir.
Dès lors, parmi les entreprises interrogées, beaucoup indiquent avoir engagé une refonte de leur stratégie d’achats et reconfiguré la manière dont elles opéraient leur sourcing. Le rapprochement de leurs sources d’approvisionnement apparaît pour elles comme une nécessité absolue et le recours au double sourcing gagne encore du terrain (76 %). Cela permet aux donneurs d’ordre de garantir un niveau minimum de production dans le cas où une des sources serait coupée ; de réduire le délai de réapprovisionnement et d’écourter la chaîne de valeur et même d’éviter la génération de surstocks. C’est ainsi que les entreprises prévoient de se prémunir de certains risques majeurs et de contourner les effets des tensions géopolitiques, qui provoquent de plus en plus de barrières au libre-échange. En outre, la RSE renforce le tournant en faveur de relations fournisseurs plus étroites. Le fait de déployer un sourcing plus respectueux de l’environnement apparaît toujours comme un levier de performance par les donneurs d’ordre.
En ouvrant de nouvelles capacités et de nouvelles sources d’approvisionnement, les entreprises font face à des fournisseurs entrants qui ne disposent pas forcément de la maturité que pouvaient avoir les fournisseurs historiques
La période de reprise connue après la sortie de l’épisode Covid a par ailleurs fait émerger une augmentation des risques de qualité, inquiétude placée à la huitième place du top 10 présenté par le Baromètre. « En ouvrant de nouvelles capacités et de nouvelles sources d’approvisionnement, les entreprises font face à des fournisseurs entrants qui ne disposent pas forcément de la maturité que pouvaient avoir les fournisseurs historiques », enseigne Thibaud Moulin.
L’inflation tracasse moins les décideurs, mais les tracasse toujours
Le paysage a de quoi laisser craindre le pire pour les donneurs d’ordre. Pour autant, quelques éclaircies apparaissent ici et là. La première est liée à la vague d’inflation, bien moins marquée que celle qu’elle n’était ces deux dernières années. Si elle préoccupe un peu moins les donneurs d’ordre, elle les maintient néanmoins bel et bien en alerte du fait des incertitudes qui pèsent ici et là sur l’évolution des coûts des matières. Preuve en est, l’inflation est positionnée à la quatrième place du top 10 établi par Kyu, juste derrière les risques géopolitiques qui complètent le podium. « L’inflation a joué sur la croissance et le niveau de consommation », a tout de même rappelé.
Les coûts logistiques, qui s’étaient détendus l’année dernière, connaissent récemment de nouveau une explosion en raison des événements à l’entrée de la mer Rouge et atteignent une nouvelle fois des sommets. Voilà qui n’aide pas, mais tout pourrait très vite rentrer dans l’ordre. « C’est un risque jugé moindre, que tout le monde pense voir se réguler. La demande est basse et il y a fort à parier que si cette crise ne dure pas, les taux de fret devraient revenir à des taux acceptables », estime cependant Thibaud Moulin. L’inquiétude pourrait davantage poindre sur un autre sujet déterminant : une éventuelle hausse massive des coûts du pétrole, en raison du « contexte au moyen orient », précise Thibaud Moulin.
Dans cet inventaire des potentielles catastrophes, les risques cyber (cinquième place du top 10) demeurent, encore et toujours, une véritable source d’inquiétude pour les donneurs d’ordre. Ils concernent en premier lieu leurs petits et moyens fournisseurs. « Les cyber attaquants cibles les plus petits et les maillons les plus éloignés de la chaîne. Ils sont de plus en plus précis et de mieux en mieux informés », illustre Thibaud Moulin. La montée en puissance des risques climatiques planent toujours au-dessus de la tête des donneurs d’ordre qui s’activent tant bien que mal. « Les entreprises sont de plus en plus tentées de relocaliser dans des zones géographiques moins exposées aux perturbations climatiques », témoigne Laurent Giordani, associé fondateur du cabinet Kyu. La relocalisation de sources à proximité de la production et le sourcing dans des zones moins exposées sont cités respectivement par 54 % et 49 % des répondants et constituent pour les donneurs d’ordre des leviers de performance supply notables. La réintégration d’activités externalisées et les questions plus générales de make or buy prennent elles aussi du poids.
Des outils insuffisants
Poussées par les exigences règlementaires, les entreprises s’outillent et déploient des processus d’évaluation de la maturité RSE. Pas moins de 65 % des répondants jugent au demeurant que leur système de gestion des risques de la Supply Chain est insuffisant. Dès lors, elles passent la seconde. « Les entreprises doivent savoir d’où viennent leurs matières premières, dans quel contexte les produits ont été manufacturés, de quelle manière l’environnement a pu être touché par ces productions … Toutes ces exigences règlementaires imposent des investissements, des processus nouveaux et de la remontée d’information. C’est un chantier extrêmement important », soutient Thibaud Moulin, qui poursuit.
« Les entreprises mettent de plus en plus en place des outils de veille. Elles doivent désormais travailler davantage à anticiper, analyser leurs risques et à avoir des modèles de prévision qui contextualisent la demande ».
L’enjeu est celui de cartographier les fournisseurs à tous les niveaux de la chaîne de valeur de façon précise afin de pouvoir en estimer, en particulier, les risques associés à leur environnement physique et géopolitique. Mais la chose n’est pas aisée. Comment aller au-delà du rang 1 et gagner en visibilité au-delà du rang 3 ? Le sujet est ouvert …