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Franke : « passer d’une fonction achats extrêmement décentralisée à une fonction intégrée »

Par Mehdi Arhab | Le | Direction ha

Cyrille Desbazeille, directeur des achats groupe de Franke, grand groupe suisse fournisseur de produits pour la cuisine domestique, la grande cuisine et le secteur de l’hygiène, décrit dans les grandes lignes le plan de transformation qu’il a initié et la feuille de route qui en découle. Entretien : 

Cyrille Desbazeille, CPO de Franke - © D.R.
Cyrille Desbazeille, CPO de Franke - © D.R.

Quelle est la nature des achats que votre structure couvre  ? 

La direction des achats du groupe est somme toute assez classique, organisée principalement selon une logique de category management pour nos cross division, la plus importante étant l’inox et ses dérivés ; et des catégories spécialisées type groupe froid pour notre activité BtoB … Nous comptons ensuite des familles d’achats transverses - l’électronique, l’électrique - et achetons également des produits finis comme des robinets, ou encore de l’équipement électroménager pour la division Cuisine. Nous avons également des achats indirects classiques : du transport et de la logistique ; marketing et communication ainsi que des Capex et MRO. La direction des achats compte une soixantaine de collaborateurs et est rattachée à la direction des opérations. Au total, nous couvrons 1,3 milliard de francs suisses d’achats ; soit la moitié du chiffre d’affaires du groupe.

Certains de nos acheteurs sont établis au sein de nos centres de production, dans les divisions ; d’autres travaillent étroitement avec notre direction commerciale pour les aider à répondre comme il se doit aux demandes de nos clients finaux. Un pôle procurement excellence a été créé à mon arrivée pour piloter au plus près tous nos projets transverses, particulièrement en matière de digitalisation et d’harmonisation des process. Enfin, un bureau de sourcing de 55 personnes, basé en Chine, m’est rattaché. En plus de faire du sourcing, ce pôle dresse la qualification fournisseurs et assure du développement de projet.

Comment vous positionnez-vous face aux enjeux stratégiques du groupe ?

Je suis entré en fonction le 16 mars 2020, date du premier jour du confinement en France. Autant dire que mon arrivée a été assez singulière. Mon objectif était de mettre en œuvre un plan de transformation, qui a pris du retard à l’allumage compte tenu de la situation de l’époque. À cet instant, le sujet était d’avoir les produits en quantité suffisante et de réduire les coûts autant que possible. Nous devions assurer la continuité du business. Le sujet s’était imposé à nous. Mais au regard de l’état de stupéfaction qui touchait la planète, nous avons plutôt bien maintenu nos approvisionnements dans ces années particulières.

Il y a encore dix ans, le groupe ne comptait aucune équipe achats centrale. Il arrivait que deux de nos divisions achètent de l’inox ou des produits au même fournisseur, mais à des prix différents.

Le projet de transformation consistait à passer d’une fonction achats extrêmement décentralisée à une fonction intégrée. Il y a encore dix ans, le groupe ne comptait aucune équipe achats centrale. Il arrivait que deux de nos divisions achètent de l’inox ou des produits au même fournisseur, mais à des prix différents. Il a été décidé en 2014, sur les catégories les plus importantes, dont l’inox, de mettre en place une équipe achats en central. Toutefois, pour assurer l’activité de la vingtaine d’usines du groupe, les Achats faisaient davantage dans l’opérationnel que dans la stratégie. Mon rôle était donc de raviver la dimension stratégique aux Achats, en séparant les catégories dans un contexte de plan de transformation globale d’entreprise, qui avait pour but de valoriser l’image de la marque. Notre volonté était d’harmoniser au maximum la manière de travailler et les achats de nos trois divisions : Franke Kitchen Systems (éviersrobinets, hottes, cuisinières), Franke Foodservice Systems, Franke Water Systems & Coffee Systems.

Quelles ont été vos armes pour limiter les risques de rupture ?

Nous ne dépendons pas tant que cela des fournisseurs chinois ; moins de 10 % de nos achats sont effectués en Chine

Notre chance en 2020 - et encore aujourd’hui, a été de pouvoir compter sur notre bureau de sourcing en Chine. Cela nous a permis de rétablir certains flux assez rapidement. De plus, nous ne dépendons pas tant que cela des fournisseurs chinois ; moins de 10 % de nos achats sont effectués en Chine. Nos fournisseurs d’inox sont établis en Europe, nous achetons nos robinets pour l’essentiel également en Europe. Mais certains de nos achats dans cette région sont critiques.

En revanche, certains de nos fournisseurs ont mis beaucoup de temps à se redresser. La première de nos réactions a été d’augmenter les niveaux de stocks. Nous avons également veillé à donner plus de visibilité à nos fournisseurs, en leur partageant nos forecasts. Toutefois, en 2021, nous avons fait face à quelques ruptures et problèmes d’approvisionnements, en raison des tensions sur le fret maritime. Nos leadtimes se sont allongés. Pour résister à cette période, nous avons assoupli certains de nos critères pour passer du just in time au just in case. 

De ce fait, la supply chain était chargée en stock. Le pic de demande connu courant 2021 et début 2022 ne pouvait pas perdurer, nous savions dès lors que le retournement du marché, du moins son ralentissement, allait être douloureux.

Votre bureau de sourcing constitue-t-il un avantage pour immiscer les Achats dans l’innovation ?

Je pousse grandement mes équipes dans ce sens. Jusque-là, comme dans beaucoup d’entreprises, la question chez Franke était de savoir si l’innovation doit être distribuée par nos fournisseurs ou si elle doit éclore de notre R&D, basée principalement en Italie et d’autres régions d’Europe. Nous faisons en sorte depuis un an à ce que la dialogue soit plus fluide avec ce département de l’entreprise, afin d’améliorer la qualité de notre scouting. Notre bureau de sourcing et la R&D s’assoient désormais autour de la même table afin de définir un ensemble de priorités. 

Nous n’hésitons plus, à proposer des innovations entrevues sur le marché, dans la direction définie au préalable. La Chine est un marché hyper-dynamique en termes de créativité et d’innovation.

Cette période a-t-elle été l’occasion de repenser votre modèle ? 

D’une certaine manière. Nous avons été confrontés à un déstockage important, l’entreprise cherche désormais son nouveau point d’équilibre en termes de ventes. Cela concerne davantage notre division Cuisine, les autres n’étant pas vraiment soumises à ce type d’aléa. Leurs dynamiques sont différentes. 

Mais si nous avons entamé des démarches de nearshoring en Europe de l’Est pour atténuer nos risques achats, je pense que nous n’avons pas profité de toutes les opportunités que la crise Covid nous offrait pour changer notre modèle. Si nous voulons encore réduire notre exposition à la Chine et rapprocher autant que faire se peut d’autres sources d’approvisionnement vers l’Europe, beaucoup de nos forces tirent dans des directions différentes. Il nous faut en effet opérer avec la hausse des coûts en Europe, induits par l’explosion des coûts de l’énergie, qui est un non-sujet en Asie ; région qui est bien moins touchée par les conséquences de la guerre en Ukraine. Par ailleurs, les tensions entre la Chine et Taiwan rendent nos perspectives un peu plus brouillonnes.

Quel a été votre travail en matière de digitalisation des process ?

Nous avons désormais un spend cube, avec la variance de prix intégrée,  qui nous a valu de reprendre toute notre taxonomie.

Lorsque je suis arrivé en poste, nous n’avions aucun outil à disposition, pas même un spend cube. Nous avons pendant un temps externalisé cette partie, avant finalement de la réinternaliser en s’appuyant sur notre BI. Nous avons désormais un spend cube, avec la variance de prix intégrée,  qui nous a valu de reprendre toute notre taxonomie. À la suite d’un appel d’offres lancé, nous avons choisi l’an dernier un outil porté par Jaggaer, sur la partie source-to-contract dans un premier temps. Nous ne comptons en revanche pas d’ERP harmonisé au niveau groupe et l’avantage de l’outil Jaggaer est qu’il peut très simplement s’interfacer sur nos systèmes d’information. En plus de SAP, un autre outil interne a été développé en interne. 

Nous allons désormais attaquer la partie procure-to-pay afin de couvrir toutes les chaînes d’achats du groupe. Les achats sauvages sont trop nombreux et nous voulons gagner en contrôle et vérifier que les contrats négociés soient bien utilisés. 

Quelle est votre feuille de route en matière d’achats responsables ?

Les démarches de nearshoring participent en quelque sorte à notre roadmap sur le sujet. Mais c’est un élément parmi d’autres. Sur la partie décarbonation, nous travaillons avec le CDP. Après échantillonnage de nos fournisseurs, nous tentons de les guider, les plus petits notamment, sur le sujet, pour qu’ils nous accompagnent dans l’atteinte de notre objectif neutralité carbone en 2050. Pour ce qui est du scope 3, notre bilan est bien différent de certaines entreprises vendant des biens de grande consommation, l’usage du produit s’étalant sur dix à douze ans en moyenne. Sur cette partie usage, nous travaillons grandement à optimiser la consommation d’énergie de nos produits électroménagers, en cherchant par exemple de nouveaux types de moteur.